La productrice suisso-congolaise Bonaventure nous en dit plus sur Mentor, son dernier EP sorti chez Planet Mu.
Après un premier EP sorti sur le label new-yorkais PTP, Bonaventure a sorti un nouveau projet sur le label anglais Planet Mu. Intitulé « Mentor », ce nouvel EP est un hommage aux personnes qui l’ont inspirée, une « recherche sur la responsabilité de la connaissance et sur le procédé de l’apprentissage et du partage de l’information. »
Mentor est composé de morceaux à la fois pêchus et mélodieux, ouvertement inspirés de rythmes angolais comme le kizomba ou le taraxxo, ainsi que du coupé-décalé et de la dance musique occidentale. Rencontre avec Soraya Lutangu a.k.a. Bonaventure.
Comment s’est fait la rencontre avec le label Planet MU ?
Mike, le responsable du label, m’a contactée à l’automne dernier par email pour me dire qu’il était intéressé par ma musique, et m’annoncer qu’il voulait sortir un EP.
Tu dis que l’EP Mentor [en anglais, « mentor » au sens de « tuteur »] est en partie inspiré par tes lectures récentes de science fiction. Tu peux nous en dire plus sur ces inspirations ?
Je suis intéressée par les différentes idées liées au concept de mentor et de « mentorat ». Je pense que c’est le genre de notion qui se réinvente en permanence et je suis curieuse de voir combien un seul et unique phénomène peut porter autant de définitions différentes. En janvier 2018, je suis parti en Chine, à Beijing, pour faire une résidence musicale avec les organisations I: project space, The Neighbourhood et China Residencies. Je leur ai demandé des conseils de lecture d’écrivains locaux et ils m’ont recommandé The Three-Body Problem de Liu Cixin. J’ai dévoré cette trilogie, pour plusieurs raisons, mais ça a aussi été pour moi le point de départ de ma recherche sur l’idée de « mentorat » entre les êtres humains et les êtres extraterrestres. J’avais bien entendu déjà entendu parler de ces théories qui prétendent que les pyramides égyptiennes ont été construites à l’aide de forces extraterrestres, mais grâce à ces livres, j’ai pu explorer plus à fond le concept multiple de « mentorat ». Cela dit, deux personnes qui lisent le même livre vont comprendre des choses très différentes. Au final, je ne crois même pas que cette trilogie parle vraiment de ce concept, mais c’est ce que j’ai voulu y voir.
La musique de cet EP de six titres est composé de genres musicaux comme le kizomba, le tarraxo et le coupé-décalé, ainsi que la musique électronique occidentale. Comment parviens-tu à mélanger autant de styles différents sur un morceau ? D’ailleurs, au moment de composer, est-ce que tu as une idée musicale en tête, une inspiration, ou bien est-ce que c’est un procédé instinctif qui vient de ton éducation musicale ?
Je n’ai pas d’idée préconçue ou de stratégie prédéfinie lorsque je compose. Assurément, je suis inspiré par mon environnement, et pas nécessairement dans le sens le plus glamour du terme : je parle de la vie de tous les jours. Par exemple, si je vais à la salle de sports et que j’entends la bouteille d’eau de mon voisin tomber sur le sol, je connecte ce bruit à une mélodie ou un motif de percussions et quand je rentre chez moi, je peux commencer un nouveau morceau. Et la plupart du temps, si j’essaie de me souvenir de l’idée initiale, je finis par trouver une autre idée. Je n’arrête donc pas de me surprendre.
Quant à mon éducation musicale, j’ai grandi dans la culture hip-hop afro-américaine et je n’en suis jamais sortie. Le rap est la musique que j’écoute le plus souvent chez moi. Mais je reconnais aussi un vrai faible pour les grooves d’Afrique Centrale, qui font partie de mon héritage. Je me sens aussi très proche de la dance music occidentale comme le gabber, la trance ou le hardstyle. Toutes ces influences se retrouvent naturellement dans mes morceaux, et aucune ne prend le dessus sur une autre : il s’agit plutôt d’un équilibre, où chacun éclaire un peu mieux l’autre, comme le font les frères et sœurs.
Tu dis que tu classes tes samples dans des catégories de sons que tu intitules « naturels », « non naturels », « européens » et « africains ». Où est-ce que tu vas chercher tes samples et quel traitement tu leur fais subir ?
Je suis en effet obsédée par le système binaire, bien que je sois aussi très critique envers lui. Par exemple, quand j’étais enfant, on me demandait très – trop – souvent si je me sentais plutôt suisse ou africaine, ou bien si ceci ou cela venait de mon côté congolais ou suisse. Je suis, encore aujourd’hui, choquée par la violence de ces questions et j’essaie de m’en débarrasser en utilisant justement ce système de cloisonnement pour créer des mélanges dans mes propres productions. Que ce soit « nature VS technologie » ou « Europe VS Afrique », ON EST ENSEMBLE [en français et majuscules dans le texte, NdT].
En ce qui concerne mon travail de sampling, mes deux principales sources sont Internet (musiques récentes, old school, publicités, B.O. ou dialogues de films, discours politiques, etc.) et mon téléphone (que ce soit des messages audio que les gens m’envoient, ou les choses que j’enregistre avec une application).
Peux-tu nous en dire plus sur ta collaboration avec les artistes Hannah Black et Ali-Eddine Abdelkhalek ?
Le projet collaboratif Anxietina a été monté par Hannah Black, Ebba Fransén Waldhör et moi-même. C’est une pièce performative librement basée sur l’idée d’une figure féminine de super-héros, Anxietina. Ce projet est une tentative de construire une infrastructure mythique autour de l’idée d’anxiété omniprésente dans notre quotidien : le super-pouvoir de ce personnage est l’anxiété, à la fois la sienne mais aussi l’énergie collective anonyme. Nous avons déjà fait cette performance dans des lieux institutionnels depuis deux ans, comme le Moma PS1 à New York, le Centre Pompidou à Paris et la Chisenhale Gallery à Londres. Je considère ce projet comme une expérience entre nous trois et le public, et c’est donc un peu compliqué pour moi d’expliquer de quoi il s’agit. Je vous invite à venir voir ça si on le présente dans votre ville!
La collaboration avec Ali est liée à mes projets et performances solo. Ali est un artiste et designer multidisciplinaire et transmédia, et j’ai l’impression qu’on partage la même idée de mélanger des choses qui viennent de pôles a priori opposés. Il est extrêmement doué et fluide dans sa pratique, alors ce qui a commencé par une vidéo pour mon tout premier track « Complexion » (NON WORLDWIDE, 2016) s’est transformé en une vidéo en évolution permanente que je projette pendant mes lives. Ali comprend tout à fait mon discours et a toujours magnifiquement réussi à le traduire en film. Je suis très heureuse de cette collaboration et je reçois toujours énormément de bons retours très chaleureux du public à propos du travail d’Ali. Il est aussi le responsable pour la pochette de Mentor, qui à l’origine est une capture d’écran de ce set vidéo live, et la transformation d’une photo qu’il a prise de ma sœur Célia aux côtés de Charlotte Krieger.
J’ai la chance d’être amie avec tous les gens dont j’ai parlé ici, ce qui rend notre collaboration très particulière. Je suis immensément fière de tous ces talents et profondément chanceuse de travailler avec eux.
Quelle était ta relation avec ton neveu Bonaventure, d’après qui tu as nommé ton projet ?
J’ai commencé à composer de la musique peu de temps après le décès de Bonaventure, un événement qui évidemment a énormément changé la dynamique familiale. Le projet est une dédicace permanente à sa personne, et mon premier EP, Free Lutangu (PTP, 2017) était un projet très urgent : il abordait directement les traumas liés à l’oppression et négligence systématiques, et les décès qu’elles peuvent entraîner, ainsi que la justice sociale et la santé mentale dans les communautés. Mes deux EPs contiennent six titres — nous sommes six frères et sœurs et j’ai trop d’amour à leur donner pour ne pas constamment leur dédicacer ce que je publie. Cela fait des années que nous ne vivons pas dans les mêmes pays mais nous essayons de rester unis en famille.
Maintenant que cette première étape urgente est derrière moi, et que je suis guérie, j’ai trouvé de nouvelles façons de regarder les choses et les gens, et j’ai aussi eu du temps pour investir mes propres ressources dans mon bien-être personnel. Mentor a donc un autre point de départ, et représente un autre chemin sur la même route. Cet EP est un immense « merci » aux gens qui m’ont aidée à rester sereine jusqu’à aujourd’hui, et qui m’ont inspirée. Pour le dire plus simplement, c’est un projet qui parle d’« être fan » et de l’assumer pleinement.
Merci de m’avoir conviée. Je souhaite beaucoup d’amour à toute la famille Pan African Music.
Retrouvez Bonaventure dans notre playlist Afro Club Exp. sur Spotify et Deezer.